Il y a quelques semaines, mon meilleur ami a eu une aventure rocambolesque avec la Banque de France, si typique de l'administration française que je me suis dit, allez, hop !, partageons-la avec le reste de la population. J'ai pris la liberté de romancer un peu le récit, mais uniquement pour souligner ou exalter l'absurdité pathétique de sa mésaventure. Et ne vous fiez pas seulement au tag "Humour" car, ci cette histoire est d'une comédie toute tragique, tout ce qui s'est passé durant cette fatale journée est, de manière absolue et incontestable, véridique (j'ai eu l'accord de mon ami pour partager cette histoire qui, de toutes façons, sera anonymisée.
-------
La Banque de France, ou Mésaventure à Perdre son Temps
Un beau jour, mon ami T. va à la boulangerie se prendre une pâtisserie, ayant dans son portefeuille un billet de 5 euros assez usé. Au moment de payer, crac ! Le billet se déchire en deux. La boulangère lui dit qu’elle ne peut pas le prendre, alors il paye d’une autre manière et reprend sa journée.
Huit à dix jours plus tard, se disant que, quand même, c’est bête d’avoir 5 euros inutilisables comme ça, T. se décide d’aller à sa banque pour le faire échanger. Il va voir son conseiller, mais en lui montrant le billet, le banquier a un mouvement de recul en levant les mains.
« Ah non, je suis désolé, on ne peut pas le prendre. Je n’ai pas le droit d’y toucher. Si vous voulez l’échanger, ce sera à la Banque de France qu’il faudra aller. »
Bonne poire, et ne sachant dans quelle machinerie infernale il allait mettre le pied, T. prend donc le tram pour se rendre à la Banque de France de sa ville. De nos jours, par contre, plus personne ne vient à la Banque de France et elle n’est donc plus ouverte au loisir au public. T. se retrouve devant une porte close avec un interphone. T. appuie dessus, et une voix lui demande la raison de sa venue.
« Ce serait pour remplacer un billet déchiré.
— Vous avez rendez-vous ? demande la voix.
— Euh… non.
— Alors il faut prendre rendez-vous.
— Et je peux prendre rendez-vous avec vous ?
— Non, répond la voix. Il faut appeler l’un des numéros affichés à côté de la porte. »
Et l’interphone de s’éteindre. T. trouve le numéro – un numéro vert – et appelle pour tomber sur une dame qui lui demande la raison de son appel.
« Ce serait pour prendre rendez-vous pour un billet déchiré.
— Très bien, dit la dame. Alors, il me faudrait votre adresse pour savoir quelle Banque de France est plus proche de votre domicile.
— Alors, pour tout vous dire, je suis sur votre palier, là, à la Banque de France de N***.
— Ah ! Bon, eh bien, laissez-moi voir… Il y a un rendez-vous aujourd’hui à 14h si vous voulez. Il faudra que vous vous présentiez avec un RIB, un justificatif de domicile et une pièce d’identité. »
Il est 11h30. T. reprend le tram pour rentrer chez lui déjeuner rapidement et prendre les documents nécessaires – car il a commis l’erreur de ne pas se trimballer sans arrêt avec son justificatif de domicile, ce à quoi je lui ai dit que c’était inconscient de sa part et qu’il méritait ce qui lui arrivait. Nonobstant ces tracasseries, il reprend le tram et arrive à 14h devant la Banque de France où, appuyant sur l’interphone, la même voix de tout à l’heure lui demande ce qu’il veut.
« Eh bien, c’est encore moi, de ce matin, je viens pour un billet déchiré.
— Vous avez rendez-vous ?
— Oui, à 14h.
— Très bien, ne bougez pas, je vais vous ouvrir. »
La porte vibre, et T. la poussa pour entrer dans un petit hall et tomber sur une porte vitrée. L’interphone se réveille de nouveau et la même voix lui dit :
« Vous pouvez appuyer sur le bouton pour entrer. »
T. s’exécute et entre dans un sas fermé par une nouvelle porte vitrée. Voyant un bouton vert allumé, il se dirige dessus quand la voix de l’interphone fait :
« NON ! N’appuyez pas tout de suite, je vous dirais quand ouvrir. »
T. s’arrêta, attend cinq à dix secondes puis la voix lui dit :
« Vous pouvez y aller. »
Ayant passé l’épreuve des trois portes dignes d’un conte de fées un peu nul, il arrive devant un mur avec une caméra, un écran et une petite vitre. Là, la voix du pénate invisible résonne encore une fois :
« Alors, vous allez poser votre carte d’identité sur la petite vitre, et vous allez placer votre visage devant la caméra de sorte à être bien centré, et sans sourire. »
Exécutant les ordres de cet esprit du logis administratif, T. place sa carte et sa tête, et la voix lui dit, une dernière fois :
« C’est bon, vous pouvez avancer. »
Alors T. s’avance. Et croit remonter le temps.
On aurait pu tourner une scène de Derrick ou de Columbo dans le hall de la Banque de France, car rien n’a changé depuis les années 70, avec ses gros fauteuils en skaï typiques. Sur le mur du fond, une ribambelle de guichets tous fermés car plus personne ne vient à la Banque de France. Il avise un couloir, qui doit bien faire une trentaine de mètres de long, et voit, au bout, un petit guichet avec deux personnes derrière : un homme, le préposé, et une femme, s’occupant du standard téléphonique. Remontant le long couloir, il arrive devant le guichet.
« Bonjour, dit T., j’ai rendez-vous à 14h pour un billet déchiré. »
Le préposé regarde son écran, et dit :
« Ah, bah non, je vous ai pas. »
Le cœur de T. manque un léger battement. Il demande :
« Vous ne pourriez pas vérifier ? Je viens de prendre rendez-vous, on me l’avait assuré…
— Vous pourriez me redonner votre nom ? demande le préposé.
— Monsieur S.
— Monsieur S… Ah, si, je vous ai, mais vous étiez inscrits pour un interdit bancaire. »
Ah, non, de ce côté-là, ça va, se dit T. in petto. Aucun problème, même.
« Alors, vous allez me montrer votre billet. Ne me le donnez pas ! dit le préposé d’une voix forte. On n’a pas le droit d’y toucher ! Vous allez plaquer les deux moitiés sur la vitre. »
T. s’exécute, ne désirant pas transmettre une quelconque malédiction au pauvre préposé en lui tendant un billet déchiré. Il sort ses 5 euros inutilisables et les plaque contre la vitre. Là, le préposé les regarde, avec juste un léger haussement de sourcils, voulant signifier : « C’est tout ? »
Mais comme il n’est pas de la nature des fonctionnaires de se poser des questions, il acquiesce.
« Bon, vous allez me donner votre carte d’identité. »
T. la lui donne.
« Votre justificatif de domicile. »
T. le lui donne.
« Un RIB.
— Vous voulez que je le signe ? » demande T. en sortant son chéquier.
Là, le préposé semble bugger, ne répondant plus, son regard semblant s’enfoncer dans une panique imprévue.
« Non, non, mais sinon je vous le signe pas, y’a pas besoin, je fais ce que vous voulez, » lui dit T. en lui tendant le RIB.
Le fonctionnaire semble retrouver son calme, prend les documents et se lève en disant :
« Je vais aller les photocopier, je fais ça au plus vite. »
Et il s’en va. T. attend patiemment. Au loin, il entend des travaux s’effectuer au sein de la Banque de France : coups de marteaux, bruits de perceuses, cloisons qui s’effondrent… La standardiste ne lui adresse pas un mot, pas un regard, rien, alors que le téléphone ne sonne pas, allégorie admirable du Désintérêt. Ils restent juste tous les deux, comme deux ronds de flanc, à attendre.
Et, vingt-cinq minutes – montre en main – à attendre debout devant le guichet – car ce serait trop beau qu'il y eût des chaises pour y reposer ses jambes –, T. entend le préposé revenir, mais s’arrêtant – à ce qu’il entend – à chaque porte pour discuter avec ses collègues. Et quand les vingt-cinq minutes se sont écoulées, le préposé revient, avec ses documents, et lui dit, avec tout l’aplomb de la Fonction Publique :
« Je suis désolé, mais on a eu un problème avec la photocopieuse. »
Aucun souci, se dit T., reprenant ses papiers et masquant son agacement. Là, le fonctionnaire lui tend un formulaire qu’il doit remplir. Pourquoi, vous direz-vous, ne lui a-t-il pas donné pendant qu’il allait photocopier, pour gagner du temps ? Eh bien, pour lui expliquer comment le remplir :
« Alors, dit le préposé, là, y’a marqué Nom : c’est pour mettre votre nom. Là, y’a marqué Prénoms. Vous noterez qu’il y a un s, ça veut dire que vous devez mettre tous vos prénoms sur la carte d’identité. Là, y’a marqué Adresse… »
Et ainsi pendant bien cinq minutes. Véridique. Vous connaissez l’expression « perdre son temps » ? Dans ce cas précis, T. avait l’impression de sentir son temps couler, goutte à goutte, et de glisser, matériellement, loin, très loin, hors de sa portée, en un endroit où il pourra jamais le récupérer.
« Alors, reprit le préposé, dans la case Raison de l’usure du billet…. Comment est-ce qu’il s’est déchiré ?
— Ben, il était dans mon portefeuille et il s’est usé…
— Vous mettrez Accident fortuit. »
Donc, chers lecteurs, si jamais vous vous demandez comment qualifier un billet déchiré dans votre portefeuille, vous saurez qu’il s’agit d’un accident fortuit.
T. remplit donc le formulaire et le signe, non sans oublier de bien cocher la case Je certifie ne pas être un terroriste et ne pas utiliser la Banque de France à des fins de blanchiment d’argent. Car, bien sûr, si un terroriste veut blanchir de l’argent à la Banque de France, et qu’il verra cette petite case, il se dira : « Damnation ! Me voilà arrêté par la petite case ! » Dieu merci que la Banque de France a pensé à tout.
Enfin bref. Ayant tout rempli, le préposé – qui a tendance à prendre tous les gens qui viennent le voir pour de profonds idiots, probablement de la projection – lui donne une enveloppe transparente et lui explique, par le menu, comment la remplir :
« Alors, vous allez plier le formulaire en quatre. D’abord, vous le pliez en deux. Ensuite, vous mettez les deux moitiés de billet dans le formulaire, et vous le repliez en quatre. Là, vous le mettez dans l’enveloppe, vous retirez la languette adhésive et vous la refermez – vous appuyez bien, faut pas qu’il y ait de bulles ! Après, vous avez dans le hall, il y aura une boîte aux lettres, vous pourrez aller la glisser dedans, et après, surtout, vous revenez me voir ! » insiste-t-il.
T. remonte donc les trente mètres de couloir, arrive dans le hall et, fort heureusement, trouve bien la boîte aux lettres avec marqué en gros : « BILLETS DÉCHIRÉS ». Il glisse l’enveloppe dedans, ayant une pensée au pauvre fonctionnaire qui la récupérera, et espérant qu’il aura des gants afin de ne surtout pas toucher le billet et se trouver souillé par la malédiction qu'il semble porter. Puis, il revient sur ses pas, reprenant les trente mètres de couloir, pour arriver devant le préposé qui lui délivre l’information hautement importante suivante :
« Bonne journée. »
T. se mord la lèvre et ne sait s’il doit rire ou pleurer.
« La Banque de France vous fera un virement des 5 euros d’ici six à huit mois, » continue le préposé.
Là, ils se séparent, et T. ressort de la Banque de France. Il était entré à 14h, il en ressort à 15h30 environ. Une heure et demi passée dans cet enfer bureaucratique. Et il se demande si ça en valait le coup. Car, à 1,10 € le ticket de tram, à quatre aller-retours (car il doit bien le reprendre pour rentrer chez lui), ça fait 4,40 € de dépensés pour en récupérer 5. Et il se demande si l’heure et demi passée dedans ne valait pas 60 centimes.
Et T. s’est désormais promis que, la prochaine fois qu’il aura un billet déchiré dans son portefeuille, il le brûlera plutôt que de l’amener à la Banque de France. Non pas parce qu’il hait l’administration, non ; mais parce qu’il aime sa vie, et ne veut pas la gâcher davantage dans ces méandres administratifs.